c'est MOI qui pose les questions

Excusez-moi ! Oui vous ! Êtes-vous libre pour un sondage ? Très bien. Quel est votre nom ? Johnson Jayden c'est bien ça ? Depuis combien de temps regardez-vous notre chaîne ? 21 ans, ça fait beaucoup ! J'imagine que vous nous suivez depuis votre naissance. Et quand vous n'êtes pas devant votre télé que faites-vous ? Attendez, laissez-moi deviner vous êtes chômeur, pick-pocket, gigolo, j'en passe et des meilleurs n'ai-je pas raison ? Je le savais ! ... Désolé mais je ne peux retirer mes yeux de votre visage vous ressembler tellement à Marlon Teixeira ce qui m'oblige à vous demandez avez-vous quelqu'un dans la vie ? Ah.. Vous êtes en couple. Oh ! Vous êtes hétéorsexuel... Je n'ai aucune chance donc. Très bien. Continuons, je vois que vous êtes un Pretty. Avez-vous une particularité ? Des yeux de biche faon.
Et bien, voilà qui clos notre entretiens. A bientôt. *colle un autocollant de la chaîne sur votre front*

« Rappelez-vous que les plus belles choses de ce monde sont les plus inutiles »

« Tu es sûr de toi ? »
La voix de Lullaby n'avait pas tremblé. Elle était prête à le faire, déterminée comme toujours et connaissant les enjeux de cet acte, mais elle sondait ainsi son partenaire, guettant la moindre contraction traîtresse de mâchoire ou d'un autre signe d'un trouble quelconque, dans l'espoir d'entrevoir à combien s'élevaient leurs chances de réussite et, à plus forte raison, savoir si ce jeu en valait vraiment la chandelle. Si Jayden était prêt à le faire, elle le suivrait aveuglément. Il avait toujours l'impression d'échouer tout ce qu'il entreprenait mais jusqu'ici, les décisions qu'il avait prises pour eux deux s'étaient toujours révélées, à défaut d'être agréables et exemptes de sacrifices, gagnantes au final.
Jayden glissa sa cigarette entre ses lèvres, en tira une bouffée et, après avoir expiré la fumée par la fenêtre de la voiture à l'arrêt, il dit :
« Oui. Après ça, je peux t'assurer que nous serons tranquilles pendant un bon bout de temps. On pourra enfin se la couler douce. »
"Se la couleur douce" était une notion abstraite, inexistante même, pour Lullaby et Jayden. Même s'ils ne travaillaient pas de manière officielle, ils passaient leurs journées à gagner leur croûte, un salaire de misère. Mais au moins, c'était mieux que rien. Ils logeaient dans une chambre commune, dans un bâtiment partagé entre plusieurs Pretties. Ils squattaient parfois dans les autres résidences de jeunes ou dans leurs chambres, lors des fêtes, volant vêtements et autres affaires. Ils ne restaient jamais longtemps, de crainte qu'on ne remarque leurs larcins. Ce qu'ils gagnaient leur permettait de manger en suffisance. C'était la prostitution qui payait le mieux, même si c'était le moins agréable de tous les boulots qu'ils entreprenaient. Lullaby avait beaucoup de succès et, à fur et à mesure de ses clients, arrivaient à ne plus penser à ces activités charnelles. Au début, elle en pleurait toutes les nuits, mais désormais, elle arrivait à s'en désinhiber...en apparence. Alors que Lullaby se faisait d'habitude aborder par ses potentiels clients, Jayden devait quant à lui aller prospecter. Les femmes étaient moins franches en règle générale, à ce niveau-là. Malheureusement pour lui, son lot se résumait à une poignée de cougars, ce qui ne lui plaisait guère. Il trouvait ça bizarre. Un peu moins peut-être que lorsque c'étaient des hommes qui venaient lui demander ses services. Il avait horreur de ça, ça lui faisait mal.

Si quelqu'un demandait à Jayden de décrire sa vie, celui-ci répondrait sûrement "J'ai merdé. Tout le temps."... Pourtant, ça avait bien commencé.
Certes, il était né Ugly. Gros nez, lèvres linéaires, acné, strabisme. La totale. Mais tout le monde autour de lui était aussi moche, alors ses potentiels complexes lui passaient au-dessus de la tête. Néanmoins, ça ne l'empêchait pas de désirer le beauté, d'envier la jeunesse dorée de Pretties. Il savait que ce serait son tour un jour, qu'il serait magnifique, mais l'attente semblait interminable, du coup il tâchait de ne pas trop y penser.
Sa jeune enfance était assez platonique, en fin de compte. Jouer, manger, dormir -le métro, boulot, dodo des mineurs en somme- à longueur de temps, jour après jour. Tout ce qu'il l'intéressait était la communauté d'Uglies, son voisinage. Rien d'autre. Les belles gens de l'autre côté du fleuve n'étaient à ce moment-là rien pour lui. C'est lorsqu'il eut dépassé le cap de 2 chiffres, les 10 ans en somme, qu'il commença à s'y intéresser vaguement. Il commençait, entre autre, aussi à se palper le nez, qu'il trouvait énorme désormais, à se regarder de profil dans la glace, avec son gros ventre et son nombril qui ressortait, et tenter de donner une forme droite et correcte à ses orteils tordus. Ce fut le moment de sa vie durant lequel il vit moins ses amis, désireux de se cacher trop occupé à faire des esquisses du corps parfait qu'il voudrait obtenir, dans sa chambre pour se donner une idée de ce qu'il deviendrait, une fois Pretty.
Dès lors, il accorda moins d'importance à l'amitié que pouvaient lui fournir les autres Uglies. Une fois beau, il pourrait avoir tous les amis qu'il voudrait, et voir cette laideur omniprésente aujourd'hui lui faisait sentir le nombre de mois, d'années même, qui le séparait de l'esthétique parfaite.
Ce fut sa première erreur. Se plonger dans une solitude consciente. Creuser un fossé entre lui et les autres. Les repousser alors qu'il n'était guère mieux.
Le reste est d'un ennui profond, années passées à se morfondre, à ne porter qu'une vague attention au présent. Deuxième erreur : Ne pas profiter du temps qui passe. Rater pleins de joies et de plaisir que procurait la vie, même en étant Ugly.

Il ne dormit guère la nuit le séparant de son 18ème anniversaire, ou alors très peu, il ne pourrait le dire. Trop excité par une nouvelle vie qui s'annonçait, à l'idée de pouvoir revêtir l'apparence virtuelle de ses modélisations...Pour de vrai. Au matin, il avait des cernes énormes mais peu lui importait. Dans quelques heures à peine, il n'aurait plus à s'en soucier. Il avala en quelques secondes son petit-déjeuner et attendit la voiture qui devait le conduire à l'hôpital. Elle semblait prendre des heures avant d'arriver... Ne se rendaient-ils donc pas compte que c'était le plus beau jour de toute sa vie ? Derrière les vitres de bâtiment dans lequel se trouvait son dortoir, se tenait des gamins qui le regardaient avec envie. Excédé d'être ainsi lorgner dans un de ces derniers moments de laideur comme une bête de foire, il tourna la tête, contemplant pour une des dernières fois Uglyville, ville de laideur, de sentiments vrais peut-être mais les gens ne se soucient guère de vos sentiments dans ce monde. Seule la beauté compte, et c'était là l'objectif, l'idéal de Jayden. Enfin, la voiture arriva et Jayden y pénétra. Il regarda en direction de sa maison. Plus personne ne se tenait derrière la fenêtre.
Jayden s'assit sur la banquette arrière et ne tarda pas à s'endormir, terrassé par la fatigue accumulée lors de cette nuit blanche.

Il se réveilla alors qu'on le transportait sur une civière en direction de la salle d'opération. Il ne resta finalement conscient qu'une poignée de minutes, le produit anesthésiste se diffusant dans ses veines à une vitesse effrayante via un baxter, mais distingua juste ses Pretties de parents dans le couloir en face du bloc opératoire. On lui ponça la peau pour en faire pousser une autre, on déforma ses os, on changea ses iris. Ces opérations qui, il ne l'aurait jamais avoué mais le pensait néanmoins, le faisait frémir à leur évocation, se déroulaient dans un état d'inconscience totale.
Enfin, il retrouva ses esprits et inspira ses premières goulées d'air en tant que Pretty.

Lorsqu'il vit la chambre qu'on lui avait offert, il fut intimement convaincu que sa vie allait être meilleure. Il y avait ici tous les objets qu'il désirait, tous les ouvrages -mais ça il s'en moquait, lire était une perte de temps, vivre était plus formateur- , tous ce qui peuplaient ses désirs. Son bâtiment était excentré du centre de New Pretty Town, à proximité de la frontière boisée qui séparait nouveaux Pretties et anciens, ce qui était le seul défaut qu'il y trouvait. Mais chaque fois qu'il se glissait dans ces draps soyeux, il trouvait que tout cela était absolument merveilleux. Il se sentait juste parfois seul, les Pretties qui lui était donné de côtoyer étant superficiels à l'excès, ce qui avait le don de l'exaspérer. A ce niveau-là, les Uglies étaient plus humbles -et pour cause, il ne manquerait plus qu'ils se vantent d'être moches. Néanmoins, Jayden faisait abstraction de ce détail, pour tenter de pénétrer dans les cercles d'amis déjà formés. Malheureusement pour lui, il avait passé toutes sa scolarité à Uglyville et ne pouvait donc faire de nouvelles connaissances au lycée. Il regrettait le fait de ne pas avoir étudié au lycée Pretty, estimant que l'enseignement y était meilleur.

Alors que son dégoût et son mépris pour les Uglies persistaient, il remarqua en lui plusieurs changements au niveau de son caractère. Jadis prudent, il aimait désormais se mettre en danger, jouer avec les limites de la sécurité. Il se prenait au jeu de sauter du haut de l'immeuble et d'activer son sac de suspension pile à la dernière seconde ou d'autres conneries de jeunes, totalement inutiles si ce n'est pas leur apport en adrénaline grisante. Ugly, il était toujours puceau, rechignant de franchir le pas avec une des filles les plus moches qu'il lui serait donné de connaître et préférant l'étreinte d'une jolie Pretty peut-être idiote à celle d'une laideronne, même cultivée. Pretty, il faisait l'amour comme un lapin. Il se surprenait parfois à penser à l'amour exclusif d'une femme, mais tant qu'il ne trouvait pas chaussure à son pied, il préférait se le prendre avec d'autres filles diverses, aux histoires éphémères. Il était fier de son corps, l'exhibant à tout va, presque à l'indécence, l'estimant équivalant -si pas supérieur- à ceux qui l'entouraient. Jayden était devenu très imbu de lui-même et ses capacités intellectuelles se diluaient dans ses mouvements de bas-ventre. De plus, les souvenirs de sa vie passée étaient troubles. Existants, mais flous. Et c'était peut-être mieux comme ça, la honte qu'il avait pour cette période étant affreusement élevée.

Croyant que la vie coulerait plus facilement en étant Pretty, il ne chercha guère de travail, passait ses journées à s'amuser et ses soirées à boire et à flirter. Troisième et non la moindre erreur. Il se mit dans la ruine de manière consciente, amorphe face à sa chute, sans aucune réaction pour redresser la barre de son compte bancaire. En fait, c'est peut-être comme s'il ne s'en rendait pas compte.

Il rencontra Lullaby lors d'une fête. Elle était jolie, comme toutes celles qui avaient précédé et qui allaient sûrement suivre, et ce prétexte lui suffit pour l'aborder. Il n'eut pas le coup de foudre de manière instantanée, mais c'est le caractère farouche de cette jolie nymphe qui l'intéressa. Elle résistait à ses avances de manière audacieuse, elle aussi dans la séduction, mais considérant cela comme un simple jeu, des joutes verbales rien de plus. Ce soir-là, elle fut la seule fille qui accapara son attention et dont il ne tira rien guère qu'un baiser narquois sur la commissure des lèvres. Il songea toute la nuit à elle, se sentant coupable de la désirer autant, se sentant vulgaire et sale. Cette fois-ci, en plus du corps, il y avait l'esprit qui lui avait plu. Il se promit de la conquérir et dès lors, ses conquêtes s'arrêtèrent. Il était comme le chasseur qui se désintéressait des biches pour poursuivre la licorne pleine de pureté.

Et il arriva à ses fins...ce qui fut sa seule vraie réussite. A grand renfort de belles paroles, de douceur et de conversations, de rendez-vous, de sourire et de tentatives, il l'eut enfin. Son baiser. Il portait tellement Lullaby dans son coeur qu'il ne voulait pas encore la toucher plus encore, pour préserver la magie et faire augmenter la passion. Ils voulurent emménager ensemble, même si cela avait pu paraitre trop précipité, mais Lullaby comme Jayden étaient fauchés. Ce dernier alla donc déposer ses affaires chez sa petite amie, celle-ci rechignant à devoir déménager sa quantité impressionnante de vêtements. C'était là son vice, la cause de sa ruine. Elle était accro au shopping.

Le besoin d'argent se faisait néanmoins de plus en plus pressant. Ils devaient limiter leurs portions de nourriture, eux qui n'avaient jusque là pas l'habitude de se priver. Ils n'avaient pas vraiment de qualifications pour un métier extrêmement bien payé, mais Lullaby décrocha malgré tout un travail en tant que serveuse. Jayden lui obtint un poste au bowling. Il passait son temps à donner des chaussures aux bonnes pointures à ses clients, de décoincer les distributeurs de quilles. Il haïssait cela. Ce n''était pas passionnant, c'était sans arrêt la même chose à longueur de journées, et les chaussures puaient la transpiration plantaire. Sa dépréciation se ressentait, il n'était guère amical avec ses clients et tirait sans arrêt une tête à se faire retourner une procession. Quatrième erreur, il se fit renvoyer. Cet échec lui fit perdre la volonté de travailler. C'était ennuyeux à mourir. Mais il ne pouvait décemment pas laisser Lullaby gagner la vie pour eux deux. Il commis presque en simultané sa sixième erreur. Il mit un pied dans la criminalité, puis un deuxième. Et entraîna Lullaby dans sa déchéance. Bonnie et Clyde étaient de retour, plus trash que les premiers, mais tout aussi amoureux.


L'avant-dernière voiture quitta le parking du night-shop presque en même temps que la cigarette de Jayden se consuma totalement.
« On y va. »
Lullaby était en train de nouer ses cheveux puis ouvrit le tableau de bord pour en sortir deux cagoules et deux pistoles. Ils sortirent ainsi masqués, se dissimulant dans l'ombre à l'abri de la lueur des réverbères. Jayden fit irruption dans le night-shop, vide de tous clients mais peuplé de deux caissiers, en brandissant son arme et en hurlant comme un forcené. Lullaby le suivait, les mains tellement serrées sur son arme qu'elle en avait les jointures blanches. Jayden tenait en joue un des caissiers et le força à se coucher sur le ventre sur le sol, pendant que Lullaby se dirigeait vers la caisse et ordonnait en hurlant au deuxième employé "d'ouvrir la caisse, et plus vite que ça !". Elle sortit un sac en plastique roulé en boule de la poche de son shorty et le lança sur le caissier, le menaçant de son arme contre sa tempe.
« Remplis-le ! »
Elle regarda Jayden, qui lui rendit son regard, et ce moment d'inattention fut suffisant pour que le caissier à plat ventre sorte un pistolet d'un des tiroirs. Il s'agissait d'un gros magnum, plus imposant que les armes à feu des deux braqueurs. Là était la preuve que le night-shop était soit tenu par des petites frappes, soit avait déjà été la cible d'un braquage. Il tira presque immédiatement, plusieurs coups saccadés.
« Lu' att... »
La jeune femme se retourna et les balles...s'écrasèrent devant elle avant de l'avoir touchée. Cet incident qui aurait pu leur coûter la peau si Lullaby n'avait pas été une Extra fut suffisant pour qu'ils prennent leur retraite. Le caissier continuait sans cesse à tirer en vain. Les amants cambrioleurs entrèrent avec brusquerie dans leur voiture et démarrèrent au quart de tour. Pendant que Jayden conduisait, prenant des détours pour éloigner de potentiels poursuivants de leur refuge, Lullaby comptait approximativement combien ils avaient récolté.
« J'ai jamais vu autant de fric. »
C'était leur premier braquage. S'ils visaient un commerce moins bon marché, ils pouvaient récolter plus, beaucoup plus. Mais pour le moment, cela leur suffisait amplement et ils pourraient arrêter leurs larcins et leurs autres activités lucratives.
« Y en a pour environ...je sais pas...Beaucoup. »
Jayden s'arrêta, une fois devant leur bâtiment. Il regarda Lullaby, qui contemplait toujours le sac rempli d'argent.
« C'est grâce à toi, Babe. »
Il l'embrassa, l'écrasant presque sous son corps contre son siège. Ils vivaient mal, et leurs solutions ne les faisaient guère vraiment remonter la pente, malgré tout ce qu'ils pouvaient s'imaginer. Mais tant que la vie leur offrit des moments pareils, d'euphorie, de passion, ils s'en foutaient. Ils étaient ruinés, mais beaux et jeunes. Le reste leur semblait vague et lointain.